Nous avions quitté le campement dès le lever du jour. Suivant les consignes d’Almoric, seule une petite vingtaine d’entre nous était partie en direction de la forêt. La plupart comprenait ses ordres ; le roi avait invité toutes les troupes à agir avec prudence et l’épée justicière des Almers planait sur chaque commandant contrevenant aux ordres de Sa Majesté. Moi, je croyais que c’était une sacrée connerie tout ça. La majorité des hommes marchaient depuis plus de deux semaines sans avoir eu à combattre un seul ennemi. C’était à en mourir d’ennui. Sans compter que beaucoup n'étaient pas des guerriers, mais de simples paysans plus habitués à manier la faux qu’à se battre. Deux semaines pour eux, c’était trois mois pour nous. Almoric aurait dû lâcher du lest au lieu de penser que quelques catins et des pichets d’alcool pourraient suffire à détendre tout le monde. Les rebelles étaient loin et le pouvoir des mages les empêcherait de tenter une quelconque attaque de surprise. Et puis, au vu des forces en présence, la guerre allait sûrement finir avant même d’avoir commencée. Enfin bon, autant oublier ces bêtises et profiter du moment présent. Voilà bien trois semaines que mon épée n’avait pas quitté son fourreau – au propre hein, pas au figuré, je ne suis pas un moine – et j'allais enfin pouvoir ressentir à nouveau l’adrénaline du combat. Ou du moins ce qui s’en apparente, je l’espèrait
On avait marché jusqu’à la forêt, située à une lieue du camp. Tout au long du trajet, j’avais gardé un œil sur le rebelle qui ouvrait la marche. Une corde serrait fermement ses poignets mais, ses pieds étant libérés, il pouvait profiter de ce moment pour s’échapper. Ce n’est pas que sa fuite me causait de l’appréhension, cependant je préférai que notre petite partie de chasse ne finisse pas prématurément. En plaine, contre trois archers, le pauvre n’aurait eu aucune chance. Nous l’avions capturé deux jours plus tôt, près du camp. L’emblème des Gallata, cousu sur un chiffon qu’il avait dans sa poche, l’avait confondu. Certains pensaient qu’il s’agissait d’un éclaireur ennemi. Sauf que cela supposait que « l’armée » adverse aurait été proche de nos positions et c’était bien sous-estimer la puissance des mages que de croire pareille idiotie. À mon avis, ce misérable s’était simplement perdu quand, trois semaines auparavant, les rebelles avaient été mis en déroute. Muet, il ne nous avait été d’aucun avantage et, même sous l’effet de la torture, il n’avait pas daigné nous confier une seule information. Alors, il fallait bien lui trouver une utilité…
– Eh, Dar’ ! s’écria Kaëll qui marchait à mes côtés. La chasse va bientôt commencer, alors échauffes‑toi bien pour éviter que tes petits muscles ne se froissent. Je ne voudrais pas gagner aussi facilement, pas devant le grand Darba…
Je relevai la tête. Devant nous se dressaient les premiers arbres de la forêt, notre prochain terrain de jeu. Je me frottai les mains, impatient de me défouler enfin après une inactivité aussi longue.
– Je suis prêt mon gros ! lançai-je en direction de Kaëll qui me répondit d’un sourire narquois. J’espère pour toi que ta carcasse est aussi bien échauffée que ta langue. T’as toujours eu une ambition débordante. Essaie déjà de ne pas te perdre avant de penser à la victoire.
Arrivé en lisière de forêt, le groupe s’arrêta. Kaëll, Valens et moi avançâmes. Je ne connaissais que très peu Valens. Recruté seulement depuis le début de la guerre, âgé d’à peine vingt ans, il était déjà considéré comme un des meilleurs combattants de notre section. Deux hommes prirent les devants, tenant fermement le prisonnier. Le choix avait été fait de le laisser pieds-nus pour que les branches, les épines et les ronces lui déchirent la peau. On ne savait pas ce dont ce fou était capable, alors autant lui ôter toute chance de fuite sans trop nous retirer de défi.
Le reste des hommes resta derrière nous. Trois d’entre eux disposaient chacun de six flèches de rechange. Si l’un de nous avait la bêtise de gaspiller ses trois flèches, il devrait faire le chemin inverse pour continuer la chasse. Autant dire que perdre autant de temps conduirait inévitablement à l’échec. Les autres hommes ne servaient que de témoins. Les paris sur l’issue du concours étaient allés bon train au campement et personne ne voulait être floué.
– Bon les gars, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance, lâcha Valens qui testait la solidité de sa corde sans même nous adresser un regard.
Kaëll et moi lui rendîmes la pareille, bien que pour ma part cela soit à contrecœur. Même s’il était estimé par la majorité des guerriers, je ne parvenais pas à éprouver autant de respect pour Valens, un jeune et talentueux combattant, certes, mais qui puait l’arrogance.
– T’as intérêt de courir, toi ! s’exclama Kaëll vers le rebelle dont on détachait à présent les liens. On va compter jusqu’à dix et si d’ici-là t’es pas à l’autre bout du continent, je te jure que tu vas recevoir ma flèche dans ton cul avant même que tu entendes ce foutu cor.
Tous les hommes s’esclaffèrent, moi le premier. Kaëll parlait trop, toutefois il avait un véritable don pour détendre l’atmosphère.
Nous donnâmes l’autorisation de libérer le prisonnier. Celui-ci ne demanda pas son reste et s’élança dans la forêt à une vitesse dont je ne l’aurai jamais cru capable.
– Oh putain ! Le con, il m’a écouté, jura Kaëll, suscitant de nouveaux éclats de rire.
Le compte à rebours commença dans un concert de voix.
1… 2… 3… 4…
– Je vais gagner ! Je vais gagner ! s’encouragea Kaëll, trépignant d’impatience.
5…
– Trop confiant, comme toujours mon gros, m’amusai-je.
6…
– Je suis sûr que t’as même eu l’audace de parier sur toi.
7…
Kaëll tourna la tête vers moi, un grand sourire fendant son visage.
8…
– J’avais oublié, je te jure, avoua-t-il. Tu m’excites encore plus là !
9…
– T’es vraiment un malade, j’ai jamais…
10…
Le cor sonna, faisant vibrer toute la forêt et même le sol. Valens partit le premier. Kaëll lui emboîta le pas, avec moi sur ses talons. Je dégageai les branches basses qui obstruaient l’entrée de la forêt, ne cessant pas de courir. Je suivis mes deux adversaires. Le prisonnier avait dû s’échapper tout droit, il n’aurait pas pris le temps de choisir un côté. Et puis il avait sans doute préféré s’enfoncer dans la forêt pour nous semer.
Je me concentrai sur ma foulée. Les ronces s’accrochaient à mes jambes et des grosses branches menaçaient de m’entraver. J’essayai le plus possible de garder la tête levée dans l’espoir d’apercevoir le prisonnier. Nos pas lourds et pressés m’empêchaient de percevoir le moindre autre bruit. Après avoir couru pendant une bonne minute, nous avons ralenti l’allure. Je ne voyais toujours rien. Aucun signe du muet.
– Il doit bien se foutre de toi, Kaëll ! lançai-je à mon ami. Le son du cor est passé depuis déjà un bon moment et il n’a toujours aucune flèche plantée dans son arrière-train, chapeau !
Kaëll me dévisagea avec colère, tandis que je distinguai le sourire moqueur de Valens, dans son dos.
– Ça va pas tarder, t’inquiètes ! rugit-il en s’élançant droit devant lui à toutes enjambées.
Je décidai de ne pas le suivre et de partir de mon côté. Valens dut faire de même, puisque rapidement je n’entendis que mes propres pas. Je m’arrêtai par intermittence, scrutant les alentours et tendant l’oreille pour essayer de surprendre un mouvement, un bruit ou un simple frémissement qui trahirait la position de ma proie. J’avançai à allure régulière et le plus silencieusement possible. Il ne fallait surtout pas que je fatigue pour conserver l’énergie qui me permettrait de toucher ma cible du premier coup. Trois flèches. C’était beaucoup et peu en même temps.
Très vite, la forêt reprit ses droits. Troublés par le son du cor et le grabuge que nous avions dû causer en courant, les oiseaux recommencèrent à chanter. Je tentai de les oublier afin de ne me concentrer que sur les sons étrangers. Où avait-il pu bien partir ? Qu’aurai-je fait à sa place ? Continuer tout droit aurait été trop prévisible et dangereux. Il avait obligatoirement changé de direction à un moment donné mais quand…
D’abord parti en diagonale, je me réorientai vers le cœur de la forêt. Soudain, un bruit attira mon attention. Je me campai sur mes deux jambes, la main proche du carquois, prêt à encocher une flèche. Il provenait de ma gauche. C’était comme si quelqu’un remuait des feuilles ou les écraser en marchant. La végétation trop dense m’empêchait de distinguer une quelconque forme. Des feuilles bougèrent près d’un arbre, à une dizaine de toises. Je pivotai lentement pour faire face à la cible. De nouveaux mouvements. J’encochai une première flèche. La proie s’approchait. Impossible de dire s’il s’agissait ou non du prisonnier. Qu’importe, j’étais prêt à tirer. Une forme noire apparut. Je faillis lâcher la corde, avant de me retenir au dernier moment lorsque la bête se montra entièrement. Un sanglier ! C’était un foutu sanglier !
Je repris immédiatement ma recherche. J’avais un instant songé à enfoncer mes trois flèches dans cet idiot de sanglier, mais j’avais rapidement retrouvé mes esprits. À peine remis de ma précédente rencontre, des cris lointains traversèrent la forêt. Je m’en amusai d’abord, ayant reconnu la voix de Kaëll. Cependant, les hurlements se sont poursuivis pendant un moment avant de s’étouffer. Non, ce n’était pas possible… Kaëll n’avait pas pu gagner ! Pas lui !
Je me précipitai vers la source des cris, partagé entre la colère d’avoir perdu contre Kaëll et la satisfaction de voir la victoire filer entre les doigts de Valens. Difficile d’être aussi bon guerrier que chasseur apparemment…
Après une bonne minute passée à courir, mon excitation commençait à laisser place à une vague anxiété. Pourquoi la forêt restait-elle à présent muette ? Pourquoi Kaëll n’aboyait-il pas sa joie ? En bon fanfaron qu’il était, il aurait certainement pavané pendant toute une semaine s’il avait gagné la chasse. Alors pourquoi ce calme ? Qu’est-ce que…
Mes inquiétudes disparurent subitement. Entre deux arbres, j’avais aperçu la tunique rouge délavé de mon ami. Il possédait ce vêtement depuis l’adolescence et ne l’avait jamais lavé depuis son premier combat sous prétexte qu’il lui portait chance. J’allai à sa rencontre. Dos à moi, accroupi et la tête basse, je me demandai bien ce qu’il pouvait faire.
– Ne me dis pas que tu remercies les dieux de t’avoir accordé cette victoire ? lui lançai-je, rieur.
Tandis que je marchai vers lui, je tentai d’apercevoir le corps du prisonnier. Rien à l’horizon. Sans doute était-il dissimulé parmi les fougères et les hautes herbes. Je m’approchai de Kaëll. Cette raclure osait ne pas me répondre et rester immobile. Qu’est-ce qu’il pouvait encore bien manigancer ?
– Bon allez, Kaëll, continuai-je, à demi agacé. T’as gagné, je sais, alors ça ne sert à rien d’en faire tout un…
Je m’arrêtai net. Une partie de sa tunique était plus sombre et formait une auréole, comme si elle avait été imbibée de sueur, d’eau ou de… sang. Je me pressai à ses côtés, posant une main sur son épaule.
– Kaëll, t’es bless…
Il s’effondra sur son flanc, sans vie. Cinq flèches lui avaient déchiré le poitrail, transperçant ses habits. On l’avait attaqué de face.
Immédiatement, j’encochai une flèche et m’apprêtai à tirer. Je tremblai. Je frissonnai comme un bleu avant sa première bataille. Kaëll avait combattu plus d’une centaine de fois à mes côtés. Il en avait connu des adversaires, et des coriaces, et pourtant il était là, gisant à mes pieds, abattu comme un vulgaire gibier au cours d’une misérable chasse.
– Montrez-vous ! hurlai-je. Si vous êtes des hommes, montrez-vous !
Aucune réponse. Je ne savais pas où porter mon regard. Où se cachaient ces enfoirés ? Et puis combien étaient-ils finalement ? Par tous les dieux, je n’en savais rien non plus ! J’étais à découvert. Il fallait que je bouge. Sinon…
Un sifflement. Une douleur à la jambe. Atroce. J’hurlai. La souffrance et la rage envahissait tout mon corps.
– Sales fils de pute ! Venez, sales chiens !
Je relevai mon arc. Je voyais la cible… les cibl…
Une autre douleur. Encore plus terrible que la première et dans l’autre jambe. Mon genou céda. Je luttai pour me maintenir debout. Ils… Ils étaient une armée. Comment ? Comment cela pouvait-il être possible ? Les mages… ils… ils auraient dû les voir, nous alerter…
Valens… Valens… Il fallait que… Non, je le dirigerai vers une mort certaine. Mais c’était plus fort que moi. Je ne voulais pas crever seul ! Et puis, il pourrait fuir. Alerter les autres.
– Valens ! m’étranglai-je. Valens !
– Arrête de gueuler ! lança une voix inconnue. Aucun respect pour la nature, pour le silence, pour le chant des oiseaux et le doux sifflement du vent.
J’essayai de me redresser.
– Valens ! criai-je à nouveau.
– Incroyable ! Vraiment ! reprit la voix. L’homme est vraiment passionnant ! Il peut exécrer quelqu’un, lui souhaiter une mort atroce, le jalouser pour la gloire qu’il a acquise, et pourtant il l’appelle à son secours, comme un enfant le ferait avec sa mère. N’as-tu donc pas d’honneur, Darimer ?
Je me relevai à grand peine. Une douleur lancinante me vrillait les tempes. Devant moi se tenait un homme et, derrière lui, je distinguais plus d’une centaine de silhouettes. Malgré ma fébrilité, je m’attardai sur l’inconnu. Une barbe noire, grisonnante par endroits, lui grignotait le visage. Des yeux de chats, emplis de fourberie. Je ne le connaissais pas.
– Mais non, tu ne me connais pas, Darimer, continua-t-il. Comment le pourrais-tu ?
Il lisait dans mes pensées. Comment…
Deux hommes s’approchèrent. J’entendis quelque chose tomber sur le sol, à mes pieds. Un corps. Celui de Valens. Je le regardai. Ses yeux, grands ouverts sur le vide, n’exprimaient que la mort. Un abysse absolu où tout homme se noierait.
– Et lui ? Tu le reconnais ? me demanda l’homme.
– Comment faites-vous pour…
– Oh, Darimer, naïf que tu es… Tu pensais vraiment que tous les mages se trouvaient dans ton camp, dans celui du roi imposteur, de ce régicide ?
Sous l’effet de la stupeur et de la fatigue, je restai immobile.
– Tiens, je crois que quelqu’un veut te parler, reprit l’étranger.
Un homme s’approcha de nous. Je le reconnus instantanément à sa tunique en toile de jute déchirée, à sa démarche maladroite et surtout au chiffon arborant l’emblème des Gallata que Kaëll avait tenu à lui serrer autour du bras tant pour le repérer que l’humilier.
– Navré pour tes amis, me lança-t-il d’une voix puissante, en parfait désaccord avec sa constitution pour le moins chétive.
Ses lèvres s’étirèrent en un grand sourire, dévoilant sa jubilation. Je dégainai le poignard pour me jeter sur ce vaurien, mais une force invisible m’empêcha d’avancer.
– Garde tes forces, me conseilla le barbu, tu en auras besoin. Maintenant, tu vas faire demi-tour et retourner d’où tu viens. Nous, on va marcher tranquillement jusqu’à ton petit camp et on va tous vous massacrer. Je te préviens, si on va plus vite que toi, on te butera. Alors, si tu tiens à ta vie, cours… enfin fais ce que tu peux quoi.
Des rires montèrent de toute la forêt. Je canalisai la colère qui sourdait au fond de moi. Je l’aurai… Plus tard, j’aurai sa tête. Mettant mon honneur de côté, je me retournai. Le premier pas fut horrible. Le second le fut d’autant plus. Les moqueries redoublaient dans mon dos. Je me jurai de tous les tuer, un jour. Il fallait que je le fasse, au moins pour Kaëll. J’entendais les pas de ces chiens derrière moi. J’accélérai l’allure, des larmes de douleur ruisselant sur mes joues. Serrer les dents, c’était tout ce qu’il y avait à faire. Il ne fallait pas qu’ils me rattrapent. Il ne fallait pas que je meure. Jamais.