La leçon du Col des Pins
C’était un soir de tempête. Là-haut, dans la montagne, l’orage grondait, roulait et se fracassait en échos sinistres dans la vallée. La pluie n’était pas encore là, mais elle ne saurait tarder tant les nuages avaient balayé le bleu du ciel pour s’amonceler en noirs présages. Le rônin ne pressait pas le pas, malgré les alarmes des oiseaux qui filaient à toute vitesse rejoindre leurs nids, les mouches qui bourdonnaient en cercle vifs et le chant des grenouilles qui coassaient, seules heureuse par avance du prochain déluge. Non, il ne se pressait pas, il prenait même son temps, accroupi sous les branches basses des pins, à regarder une araignée tisser lentement sa toile. La travailleuse s’acharnait malgré le vent et les premières gouttes de pluie à agrandir son monde et affermir les rets de sa maison pour lutter contre le tout proche déluge. Entre deux pins, sous l’ombre d’une fougère, elle pourrait peut-être survivre aux horreurs de cette nuit qui allait balayer le fragile équilibre de son travail, pensait l’homme en resserrant sa ceinture où se trouvaient deux sabres dans leurs fourreaux laqués. Il contemplait l’araignée, et se demandait s’il ne serait pas miséricordieux de trancher ici et maintenant la toile de sa vie plutôt que la laisser se noyer peu après. Le pouvoir de vie et de mort, il l’avait, tandis que sa main glissait inconsciemment sur la poignée polie par l’usage de son katana. D’un coup, d’un seul, il pouvait abattre un labeur d’une vie. Où laissait faire la grâce des kamis. Son corps fut pris d’un frisson, comme s’il sentait les mauvais présages de l’orage à venir, dans sa chair, ses nerfs et ses os. Au loin, un sinistre craquement lui apprit que la tempête se mettait à tomber, et qu’il devait maintenant se hâter. L’homme se releva, et partit, priant pour que la petite araignée laborieuse survive à cette nuit.
Le village était comme ces centaines d’endroits qu’il avait visités. Une unique rue. Cinq ou six maisons de part et d’autres aux fenêtres de mauvais papier trouées, un sol de terre battu qui serait bientôt une mare de boue fangeuse. Et personne dans les rues, tous les villageois chassés par la pluie qui tombait maintenant à verse. Le rônin marchait dignement, nullement soucieux de l’eau qui trempait son kimono. Un volet claqua. Il cherchait l’unique raison de son arrêt dans un village aussi pourri que tous les autres, l’auberge du Col des Pins. Celle-ci se trouvait en lisière de cette sinistre rue. Une vieille bâtisse qui avait connu des jours meilleurs, un toit de chaume mité, des murs qui mériteraient un coup de chaux blanchi, une stalle pour les chevaux vide depuis des lustres où pourrissaient des restes de foin. L’enseigne grinça. C’était ça, l’auberge du Col des Pins. Un lieu triste, morne et solitaire, à l’entrée de la vallée qui avait décidé de l’avenir du Japon entier.
L’homme repoussa les voiles miteux qui indiquait la porte, entra dans l’auberge en faisant tintinnabuler un carillon et se débarrassa du chapeau de paille qui cachait son visage jusque-là. Il était petit mais bien bâti, la ligne de ses épaules clairement marqué sous sa veste bleue délavée par les hasards de sa route. Son visage était carré, noble et fier, même s’il ne portait pas le chignon traditionnel des hommes de sa classe. Ses cheveux couleur de laque tombaient en queue de cheval, bien serré dans un morceau de ficelle utilisé normalement dans les duels. Son visage était carré et austère, voire maigre. Mâchoire saillante, pommettes hautes, yeux noirs où brillait l’éclat de ceux qui marchent sur la Voie du sabre. Son nez portait la marque d’un coup de sabre, tandis qu’une autre cicatrice blanchie tombait le long de son cou de taureau vers sa poitrine et se perdait dans les replis de sa veste. Des petits pas trottaient vers lui, une dame petite, tavelée comme une pomme et à l’odeur rance de la vieillesse gâtée s’approcha, multipliant les politesses de bon aloi tandis qu’elle déposait un gros baquet d’eau bien trop lourd pour une personne si frêle. Le rônin ne commenta pas l’attente, il se contenta de retirer ses deux sabres de son obi, les déposant tout contre lui alors qu’il posait son séant sur les lattes polies par l’usage du porche d’entrée. La vieille femme, percluse d’arthrose, se baissait difficilement pour nettoyer les pieds du guerrier quand celui-ci l’arrêta d’un claquement de langue.
— Je vais me débrouiller seul, prépare moi un thé et un bol de nouille obachan.
L’autre le regarda, surprise par la gentillesse de cette voie veloutée. Rare étaient les samouraïs, encore moins les rônins, à faire preuve d’un peu de bonté d’âme dans ces temps troublés. Dehors, le vent faisait vibrer le carillon doucement, tandis que la pluie fine qui l’avait accompagné sur les derniers pas se transformait en grondeur orage. Il ne la remarquait déjà plus, tout occupé à enlever ses sandales de paille, bien minces pour marcher sur la route du Tokai, et laver ses pieds de la boue et des fatigues de son errance.
Le rônin entra enfin dans la salle. Dire qu’il l’avait connue autrefois sous un meilleur jour était un euphémisme. Les tatamis au sol étaient usés quasi jusqu’à la trame, le réchaud au charbon peinait à faire plus que chauffer le bol de soupe de nouille qui semblait bien claire tandis que l’homme le mangeait petit à petit, sans avoir à souffler pour éviter de se brûler la langue tant le plat était tiédasse. Le vent essayait d’entrer, glacial, par des trous à peine colmaté de chiffons sur le papier huilé, rendu graisseux par les années. Les tables étaient désertes, et il n’en restait à vrai dire que trois. Les autres meubles étaient entassés contre les paravents défraichis, cassés et brisés par les avanies du temps. La petite vieille, elle, cousait dans son coin un bout de tissu sur une manche déjà rapiécée à mainte reprise d’un kimono de soie qui avait connu des jours meilleurs. Ils avaient discuté un peu tandis qu’elle préparait la soupe qu’elle-même n’avait pas touchée. En fait, pour tout sujet de discussion, c’était lui qui lui avait raconté ses errances. Depuis la bataille de Sekigahara, là où il avait tout perdu. Il avait parlé parce qu’elle ne répondait pas, et qu’elle semblait s’en moquer comme d’une guigne. Il lui avait parlé de sa vie d’avant, à demi-mots, de quand il était un samouraï respecté et pas un rônin désabusé. Un homme de valeur, qui avait un nom, une famille et de l’honneur. Un chef de guerre qui avait perdu la bataille, puis sa femme, ses enfants, morts sabrés par l’ennemi. Et lui n’avait rien pu faire. Seulement continuer son chemin, et lutter, différemment, contre les monstres qui avaient brisé ses rêves et sa vie. Il en avait tué certains en duel, assassinés d’autres et laisser crever comme des charognes les derniers. Il s’était vengé, tout cela pour en arriver à ce point où il n’avait plus rien à perdre, ni faire, que venir se recueillir, hasard du destin, sur l’endroit où il avait tout perdu. Elle ne parlait pas, grognait de temps en temps des choses incompréhensibles, et laissait le guerrier seul ou presque. Il ne demandait pas mieux. Il venait ici en pèlerinage, et n’avait guère besoin de grand-chose si ce n’était un toit et un lieu pour dormir sans se tremper de trop. Pourtant, quelque chose lui semblait aller de travers ici, une sorte d’hostilité, quelque chose de latent qui excitait son sixième sens, même s’il ne savait dire quoi. Etait-ce le crépuscule qui tombait et transformait l’auberge en un clair-obscur ? Peut-être. Les shojis qui coupaient l’espace et servaient de mur étaient peint, il le savait, d’une exquise manière qui rappelait l’art subtil d’Heiankyo. Mais le manque d’entretien, la fatigue des années passées à se décolorer et les araignées qui glissaient mollement le long de leurs toiles transformait l’atmosphère autrefois apaisée des paravents en un amas onirique de vieux contes terrifiants où se mêlaient folklores et ancestrales peurs des démons. Le rônin but son thé, et frissonna tellement celui-ci était amère et froid, presque glacé. Il se demanda si, avec ses maigres économies, il n’allait pas demander une bouteille de saké chaude à l’aubergiste, mais celle-ci semblait perchée si loin dans ses pensées qu’il s’en abstint. Habitué à ce genre de choses dans ses errances solitaires, il alla remettre un fagot de bois dans le pot central. Aussitôt, la bûche craqua et s’enflamma dans un panache de fumée et d’étincelles. Le rônin, ravit, jeta un coup d’œil du côté de l’hôtesse. L’afflux de lumière, un instant, transforma son ombre de petite bonne femme vieille et fatiguée en celle d’une monstrueuse araignée qui tissait sa toile, prête à avaler les rares rayons de lumière qui éclairaient la pièce avec ses mandibules en guise de tête. Elle tissait une gigantesque toile en ombres mouvantes qui se glissait le long des murs, prêts à avaler le rônin qui la contemplait. Il se secoua, aussitôt, sa vision s’enfuit alors que la vieille aubergiste le regardait.
— Vous allez bien samouraï-san ?
— J’ai…J’ai cru un instant voir quelque chose ?
— Nani ? Quoi donc ?
— J’ai pensé un instant voir une femme-araignée, une Jorogumo, de conte derrière vous. Bah laissez tomber, ce devait seulement être une ombre.
La grand-mère ricana, dévoilant des chicots noirs et jaunes d’une dentition trouée depuis longtemps. Pourtant ses yeux noirs comme ceux d’une araignée le regardait avec une méchanceté qu’il n’avait pas décelé auparavant.
— Une ombre oui, cette région est triste et désolée depuis la défaite des Toyotomi. On dit que des fantômes vivent dans les environs. Mais ne vous inquiétez pas samouraï-san, rien de bien méchant ne pourrait arriver à un sabreur tel que vous neh ?
L’insolence du vieil âge, pensait l’homme, mais il préféra en rire plutôt que s’en faire. Elle semblait bien seule ici, dans ce village où il n’avait rencontré personne d’autre de vivant à part les araignées. Et puis les conventions sociales semblaient être le moindre des soucis de sa nouvelle condition à lui. Il n’était plus un grand nom, seulement un rônin anonyme qui devait se contenter de peu, et vivre parmi ce petit peuple qu’il n’avait jamais côtoyé auparavant. Peut-être était-ce pour ça, couplé à sa fatigue, que son esprit lui jouait des tours, il avait oublié sa classe et s’était laissé prendre aux jeux des conteurs qui racontaient des histoires de yokai et autres superstitions du populaire. Lentement, il revint à sa table et finit son repas, froid et glacé, s’inquiétant quand même des grondements de l’orage qui redoublaient au-dehors.
La nuit était bien entamée mais le rônin n’arrivait pas à dormir. La vieille avait tiré un futon crasseux et une couverture poussiéreuse d’une réserve qui sentait le moisi et d’où s’étaient échappés trois ou quatre bébés araignées. Le rônin avait payé la nuitée sans mot dire et après un bain aussi tiède que la soupe, s’était alité sans réussir à trouver le sommeil, tandis que la vieille, elle, s’était esquivée. Il faisait froid. La pluie tombait fort sur le toit de tuile, et il avait repéré une ou deux fuites qui dégoulinaient le long des murs avant de finir sur de vieux tatamis qui sentaient le moisi. Les flammes de l’âtre n’étaient maintenant plus que des braises rougies, et il faisait une froidure à se geler malgré l’approche du printemps. Quelque chose le troublait dans les geignements du vent et les rafales de l’orage qui appelaient de sombres présages. Sous le futon, il serrait contre lui son arme quand il entendit bouger. La vieille devait aller aux cabinets peut-être ? Un grincement, puis plus rien. Et puis quelques instants plus tard, des crissements, comme ceux d’un insecte qui glisserait sur le bois d’une véranda. Il faisait noir comme dans un four, sauf quand un éclair de l’orage, là, dehors, explosait dans un trait de blancheur. Les murs aux dessins hallucinés étaient rendus encore plus horribles qu’au moment du dîner. Un shoji fut ouvert. La vieille ? Que faisait-elle ? Une odeur d’humus et de forêt embaumait l’air, mais fade, rance et entêtante, comme celle de mousses et de champignons décomposés par le soleil d’été. Cela sentait la pourriture et la corruption, comme lorsqu’une charogne dépérissait dans la montagne et que bêtes, insectes et vautours venaient se partager le festin. Putride, telle était cette odeur qui agressait les sens du rônin. Son odorat, bien sûr, mais aussi sa peau qui semblait comme prise dans une gangue d’eau croupie tandis qu’elle se recouvrait de chair de poule et de sueur glacée. Sur ses lèvres et sa langue, c’était comme s’il avait essayé d’avaler de la terre brûlante qui empâtait ses papilles d’un goût infect et suranné de chairs pourries. Il avala une goulée de cet air vicié, serrant sa lame. Il ne voyait rien, mais il sentait. Ses oreilles étaient grandes ouvertes, tandis qu’il saisissait le subtil mouvement de quatre, six, non huit pattes qui grinçaient vers lui. Son sixième sens, lui, était ouvert à son paroxysme. Le guerrier poussa un kiai sonore, crachant avec lui tout ce qui le retenait jusqu’alors dans ce morbide abus de ses cinq autre sens. Il déchira presque la couette, se relevant et frappait à l’instinct dans ce qu’il venait de reconnaître. Le sakki, la volonté de l’agresser. Il frappa, d’un coup, d’un seul, qui alla cependant rebondir sur une carapace de chitine aussi dure qu’une armure de bushi. L’homme bondit en arrière, tandis qu’un éclair lui dévoilait ce qu’il venait de frapper. Ses sens ne l’avaient pas trompé auparavant. Huit pattes, un céphalothorax qui se transformait au niveau des hanches en dame, l’opisthosome bombé d’une araignée. De la vieille, il n’y avait que le corps famélique qui était perché en haut de ces éléments arachnéens. Le visage du monstre était vaguement humains, avec les cheveux blancs détachés en longs fils soyeux de la vieille, mais là où se trouvait des chicots pourris tout à l’heure il y avait désormais deux mandibules noire onyx qui sécrétaient un liquide verdâtre. Jorogumo, la femme-araignée. Un monstre mi femme mi araignée qui s’apprêtait à le dévorer. Ses huit yeux braqués sur lui, la bête grogna ces mots :
— Tu aurais pu mourir dans ton sommeil bushi, sans te rendre compte de ce qui allait t’arriver. Mon poison t’aurai endormi pour l’éternité, mais maintenant tu vas souffrir.
Le rônin se mit en garde, katana à droite et wakizashi dans sa senestre, tandis que le monstre s’approchait à toute vitesse. Ses mandibules claquaient dans l’air, aspergeaient les tatamis de grosses gouttes de liquides qui fumaient aussitôt, comme si elles attaquaient la trame de paille à l’acide. Clac-clac, tout prêt de son visage, il avait failli voir sa face emportée par l’attaque du monstre. La femme-araignée attaquait sans pause ni trêve, glissait, grimpait, et retombait sur lui. Ses pattes cherchaient à l’emberlificoter et, parfois, l’attaquaient aussi sec si le guerrier prenait un instant de pause. Il frappa, une fois, deux fois, trois fois. Mais rien n’y faisait, il n’arrivait pas à percer la carapace du yokai. Celle-ci riait dans des stridulations vexantes. Il frappa à nouveau, dans un profond ahan, le men parfait, droit vers la tête, mais elle n’était plus là. Elle glissait au sol, venait de griffer la manche du kimono du rônin, avant de battre en retraite vers un mur. Il la poursuivait, cherchant à pousser l’avantage. Elle était coincée, mais aussitôt elle bondit vers le haut alors qu’il pensait à l’attaquer. Tête à l’envers, elle toisait l’homme qui ne pouvait plus frapper. Et aussi sec elle l’aspergea d’une toile soyeuse et puante qui attrapa son bras, avant de retomber, accrochée par un autre filin, droit sur lui. Il était piégé à son tour, et la mandibule claqua durement dans son épaule, arrachant un bout de chair qui tira du guerrier un cri de douleur. Il trancha lui aussi, coupant une patte qui trainait. La bête aussi émit un sifflement de rage, reculant sur le plafond et tournant autour de sa proie. Le sang poissait son épaule et son kimono bleu délavé, alors que la douleur fusait au rythme de sa respiration haletante. S’il continuait comme ça, il allait perdre. Il fallait s’en sortir, et vite, trouver quelque chose. S’en sortir ? Fuir par la porte, gagner du champ. Ici, Jorogumo aurait toujours l’avantage. Mais pour cela, il fallait passer la porte, qu’elle cherchait bien évidemment à coincer. Nouvelle passe d’arme. Il l’avait échappé belle, mais une griffe avait tracé sur son avant-bras d’arme un trait carmin qui le brûlait tout autant que son épaule gauche. Là, c’était l’instant. Il jeta son sabre court alors qu’elle tombait sur lui, perçant par hasard la chitine. La Jorogumo poussa un cri strident, crachant sa bave acide qui frappa le visage de l’homme. La douleur qu’il ressenti alors était inimaginable. Il sentait sa chair fondre avec ses cheveux et son œil qui n’était plus qu’un chaudron enflammé à l’acide pur. De rage, pur, il bondit, et fracassa la porte, tombant et glissant tout à la fois dans la boue alors que la pluie battait aussi sec son corps brisé, tuméfié et ensanglanté. Au moins, le froid glacé de l’orage atténuait la douleur de son œil. Mais il n’y voyait rien maintenant, tant le villagé désert était obscur. A l’intérieur, il entendait encore le fracas du monstre, alors qu’un éclair frappait le sol non loin, la femme-araignée sortit, triomphante.
— Tu m’as blessé humain, cela faisait des années que cela ne m’était pas arrivé. Bravo à toi, mais tu as perdu, tu es blessé, et bientôt tu n’auras plus la force de lutter contre moi.
— Mais…j’essayerai…Dussé-je t’emporter avec-moi dans l’au-delà sale monstre !
— Monstre ? Combien d’homme as-tu tué toi ? Tu croyais que je n’écoutais pas quand tu me parlais daimyo ? Que je ne suis qu’une vieille femme qui coud et raconte des histoires en grognant ? Je t’ai vu dans la montagne, penser à tuer une de mes filles. Je t’ai vu me parler avec bonté. Et pourtant maintenant tu te caches derrière ta prétendue noblesse pour te sacrifier. Tu es bien comme tous les porteurs de sabre, un imbécile qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Tu tues, tu pilles, tu massacres, mais tu n’as pas la volonté de vivre, de ta battre, de continuer à aller de l’avant. Comme moi, la monstruosité qui se nourrit des vies des samouraïs déchus. Comme les paysans qui continuent de cultiver leurs terres malgré la sécheresse, vos stupides et meurtrières guerres. Comme la nature qui renaît chaque année après le long hiver et la mort. Comme tes ennemis qui t’ont vaincu parce qu’eux, ils croyaient dans leur cause, jusqu’au bout. Maintenant, prépare-toi à mourir, vu que tu ne mérites pas la vie qui est la tienne. Meurs avec tes défauts.
Le guerrier saisit à deux mains la garde de son katana. Il sait que c’est la dernière passe. Le duel parfait qui tranche entre vivre et mourir. Il caresse la poignée du sabre. Il le connait depuis tellement longtemps. Depuis son enfance. Et cette arme est la dernière preuve de son honneur passé, son âme, sa raison d’être. Il est frappé par la logique de cette femme-araignée. La yokai a raison, il l’a sous-estimée, comme il a sous-estimé ses ennemis. Et qu’il a toujours sous-estimé les paysans. Il est faible. Mais aujourd’hui, il est déterminé à mourir. Il n’a plus rien à perdre. Il n’a plus rien à perdre…sauf qu’il sent, au fond de lui, son désir de vivre. Aimer. Rire. Se battre. Être. Vivant. Quelle leçon que celle de ce monstre, mi-femme mi-araignée, qui vient de le ramener, en un sens, sur la voie de la raison.
La Jorogumo cria. Le samouraï cria. Foncèrent droit l’un contre l’autre. Un instant ou une heure. Un éclair tombe sur la scène. L’araignée sur ses sept pattes. L’homme au hakama froissé et boueux. La chitine velue de l’araignée. La peau ensanglantée de l’homme. Deux kiais. Un humain. Un monstre. Une lame. Une mandibule. Deux frappes parfaites.
Un instant.
La bête s’effondra, sur le côté. Tranchée de bout en bout par le katana. L’homme se retourna, hagard. Il avait réussi. Sans se faire toucher. A moins…A moins qu’elle n’avait pas souhaitée le tuer ? Il s’approcha. La Jorogumo se trouvait là, sur le côté, ses pattes affolées, ses viscères et son ichor répandus dans la boue. Son visage, lui, était contracté par la douleur. Un visage de femme, de vieille dame, fatiguée. Pourtant, quand elle le vit s’approcher, elle sourit. Un flot de sang s’échappa de ses lèvres tuméfiées. Dans un souffle difficile, elle dit, inaudible ou presque dans le silence pluvieux d’après la bataille :
— Tu as compris, samouraï. La volonté de vivre…La tienne est plus grande que la mienne. Pourtant, même si je suis…une yokai…un monstre…Je suis comme vous, les humains. Vous vous inventez des fantômes pour expliquer vos actes, alors qu’il suffit juste de vivre. Les gens du village, je leur faisais peur, mais je ne tuais que les…solitaires comme toi. Ils sont tous partis pourtant. Alors que je les protégeais de la folie des tiens samouraï. Jusqu’à la dernière guerre. Qu’avez-vous fait, vous, les guerriers, pour les gueux d’ici ? Rien…Vous les avez tués, dispersés dans les montagnes, pendus aux pins. Traqués comme des bêtes. Et après vous nous appelez, moi et les miens, des monstres ? Qu’as-tu fait, toi, samouraï, pour tes frères humains ? Que feras-tu, toi, pour eux ? Désormais, que…
Ses huit yeux se voilèrent, tandis qu’une larme, unique, roula sur la douceur de sa joue tavelée et jaunie par les ans. Mais sa question resta en suspend dans l’air, tandis que le vent soufflait doucement dans le carillon de l’auberge. Résonance de l’impermanence de toute chose. Le monstre trépassait, sur cette ultime leçon. Le samouraï s’inclina profondément devant la forme redevenue celle d’une vieille femme dans un habit de soie rapiécé. Main joint, il priait. Au loin, l’aube déchirait les nuées, dévoilait la beauté du Col des Pins. L’enseigne de l’auberge grinça, lugubre. Dehors, souffle le vent.