La tempête qui grondait sous le bicorne de Liadrel contrastait avec le ciel dégagé de Vistabello. Il lui fallait un défi pour ce soir, un pari pour embarquer cette tête d’enclume à qui il devait un beau pactole. Cependant, la nuit tombait déjà et il n’avait rien de mieux à proposer que de parier qu’il culbuterait l’Ourse par les orifices autorisés avant minuit. Ce n’était pas là un défi suffisant pour un elfe aux « belles manières ». D’abord, parce que l’ourse n’était pas aussi male léchée qu’on le disait. Elle n’était ni misandre, ni violente, elle était moche et vaniteuse, voilà tout. C’était sa vanité qui faisait sa solitude, et la solitude renforcer cet orgueil stérile. Rien de bien méchant, enfin, rien qui aurait pu valoir un bon pari entre ce diable d’Audemar et Liadrel. Non, seuls les maudits bouquins de l’Ourse représentaient un enjeu valable. Sa putain de bibliothèque occupée près des deux tiers de sa baraque pourrie. C’était un empilement invraisemblable de mauvais goût qui sentait la poussière. Un mélange de romans classiques et d’œuvres mièvres que n’aurait pas renié une diva du kitch. Mais au milieu de ce bric-à-braque se trouvait un trésor. Enfin, un trésor pour les fans, les premières éditions des romans de l’Ourse. Tous publiés chez Hertzel, et tous dotés d’un pouvoir mythique, l’extase littéraire. Un des neuf volumes originaux, voilà le pari qui pourrait tenter le maudit nain. Entre Liadrel et la fortune, il n’y avait maintenant que la nuit froide, la descente vers le quai Heydt… et le dégoût que lui inspirait sa future amante. Il serra ses jambes et posa ses bottines sur les cale-pieds de sa draisienne. Il se lança à corps perdu vers le canal.
La rue du moulin était pavée et pentue mais l’équilibre parfait du gandin, lui permettait de la descendre à toute allure. Il fût si vite sur le quai qu’il dut utiliser la rampe d’accès pour ralentir. Sa vitesse était telle que cela fût insuffisant. Il fit basculer sa draisienne en arrière projetant la roue arrière vers l’avant. Il apponta sur ses pieds et freina sur deux pas, simultanément il ramena la draisienne à l’horizontal. Il la posa avec désinvolture sur le pont supérieur de la péniche et descendit l’escalier d’entrée d’un pas léger.
La péniche Cornue était un café où s’encanaillait le gai Vistabello. Les lambris de bois exotiques recouvraient totalement les murs, le long desquels se trouver des tables de forme diverses. Au fond un superbe comptoir laitonné précédait une étagère de rhums arrangés. Audemar assis sur tabouret, tournait le dos à l’entrée, une pinte de bière brune au trois-quarts vide dans la main droite. La pépie saisit immédiatement Liadrel à la gorge, mais sans un sous vaillant, ce ne serait pas une mince affaire que de se faire offrir à boire par ce grippe-sous de nain. Liadrel posa ostensiblement son bicorne à côté de celui du nain.
— Citoyen Audemar ! Quelle joie de vous voir, nous sommes en compte et je suis venu vous proposer une affaire qui vous remboursera.
Le nain souleva un sourcil broussailleux sans prendre le temps d’essuyer sa barbe, il rétorqua.
— Où est mon fric, Liadrel ?
— Je n’ai évidemment pas une telle somme sur moi. Mais je puis vous proposer un troc qui vous dédommagera amplement. J’ai en ma connaissance une dame…
Liadrel s’interrompit en voyant le barman s’approcher. C’était un colosse à la peau cuivrée qui venait des îles lointaines. Son crâne rasé, presque entièrement, portait une sorte de rond de serviette en or d’où dépassait une queue-de-cheval noire de jais. Sa peau était tatouée de motifs animaux, griffes, cornes, queues, ailes… Le tout paraissait étrangement cohérent, mais rien ne donner vraiment envie de discuter.
— Qu’est-ce que je vous sers ?
— Euh… comment dire…
— Ne me dis pas que tu viens me rembourser sans une thune en poche — dit Audemar sur un ton pince sans rire.
— Euh non ! Je n’ai juste pas fait mon choix, c’est tout, répliqua Liadrel en jetant un regard inquiet à la salle encore vide.
— Je reviendrai vers vous quand vous aurez décidé, dit souplement le barman. Tenez, voilà la carte.
— Parfait ! Donc, reprit-il sur un ton plus bas, je vous disais que je connais une dame qui serait prête à vous céder des éditions originales de la grande Aurora Guigliotino.
— Qu’est-ce que tu me chantes ? Il n’existe qu’une épreuve originale et c’est l’auteure qui la possède.
— C’est bien la dame dont je vous parle.
— Ola ! Je vois venir ta fouine de joueur invétéré. Comme tu ne peux pas me rembourser, tu me proposes de miser plus gros sur toi pour t’esquiver.
— Pas du tout, je veux juste vous proposer une transaction commerciale mutuellement profitable et fructueuse. Mais si cela ne vous intéresse pas, je me retire.
— Et mon argent avec ?
— Non, je vais le chercher pour vous rembourser.
— Fais donc ça.
Maudit nain ! Il ne mordait pas à l’hameçon. Il fallait une autre approche, le répit qu’accordait cette entrevue était court. Le barman revint en face de Liadrel.
— Vous boirez bien quelques choses avant de partir ?
— Oui… bien sûr, un rhum.
— Blanc, vieux ou arrangé ?
— Arrangé.
— Gingembre-combawa, vanille-cannelle-nèfles, goyavier-anis ?
— Euh, gingembre-combawa.
Le bruit dans l’escalier rassura Liadrel, avec ses doigts agiles, il saurait bien subtiliser une pièce ou deux à un client.
— Ah, et servez en un à mon ami nain. Excusez-moi, une seconde, il faut que j’aille changer l’eau du bocal.
Faisant mine de gagner les cabinets de toilettes, il glissa ses mains dans une demi-douzaine de poches et soutira quelques pièces mais surtout un beau billet de banque chaud et si craquant. Il résista au plaisir tactile de l’ortie d’orient et le laissa dans la poche par peur d’éveiller les soupçons. Au toucher, il avait repérer une livre d’argent et cela suffirait à lancer le nain dans un jeu à boire. Après un saut au cabinet, il revint plein d’intentions inavouables au bar. Son nouveau plan était de faire boire le nain en surfant sur leur orgueil d’ivrogne puis de le convaincre d’acheter un volume de l’Ourse. Cette nouvelle boisson exotique nommée rhum semblait tout indiquée pour cela. Au comptoir, il posa deux sous en face du barman.
— Un seul suffira, dit le barman avec sa voix de baryton.
— Pour cette tournée mais pour la suivante, mon ami nain à grand soif. Et il parait que son engeance ne sombre pas si facilement dans les joies ébrieuses.
— Pour sûr, surtout avec un débiteur et un elfe de surcroit.
— Voyons, Citoyen Audemar, puisque je vous offre à boire, ne soyez pas rabat joie.
— L’elfe à raison, Audemar, et il paye content, intervint le barman avec force mâle accent.
Audemar but alors cul-sec son petit verre de rhum. La bouffée de chaleur qu’il ressentit alors sembla le faire sourire derrière sa barbe mais il reprit son air renfrogné. Par chance, un quatuor de musiciens elfes entra dans la péniche. Le joueur de mandoline vint demander au barman s’ils pouvaient jouer. Comme ce dernier accepta, Liadrel saisit l’occasion d’offrir à boire à ses congénères. Il sortit la livre d’argent et demanda une bouteille de rhum arrangé. Le barman porta la main vers une bouteille de rhum gingembre mais subliminalement, le musicien lui indiqua la bouteille de goyavier-anis. Il en versa un verre à tous les musiciens et laissa la bouteille sur la table avec un sourire. Liadrel se retourna vers Audemar avec le second verre de rhum gingembre-combawa.
— Citoyen nain, ne restons pas à la traine, finissons se second verre pour entamer l’autre bouteille.
Le nain ne se fit pas prier, il cala d’un coup le rhum et poussa un soupire d’aise. Liadrel le resservit aussitôt.
— Aux bons comptes, les bons amis ! Car, loin d’oublier ce que je vous dois citoyen, je vous le rappelle.
Le nain eut un petit sourire et brandit son petit verre de rhum.
— Buvons aux bons comptes, alors !
Ils burent de conserve ce nouveau verre. Il était temps de ferrer la proie mais une approche trop directe serait certainement risquée. Avec la musique, l’ambiance s’était un peu réchauffée dans la taverne, un tour de danse mettrait sûrement les gens en allégresse. D’un coup d’œil aux musiciens, il se fit comprendre et ces derniers entonnèrent une gigue. Liadrel fit quelques pas deux ou trois figures compliquées pour solliciter l’attention et se retourna vers Audemar pour l’inviter. Ce dernier protesta qu’il ne savait point danser mais avec l’assistance, Liadrel sut le persuader de se lancer dans la danse. La gigue s’endiabla alors et au bout de trois minutes le nain fut à bout de souffle.
— Cela donne soif, dit alors Liadrel !
— Pour sûr !
Et, Liadrel reversa une rasade de rhum à son débiteur qui ne tarda pas à l’avaler. Puis, faisant mine de se désintéresser du nain, il s’adressa aux gens de la salle.
— Qui serait partant pour une partie de carte ?... ou de dés ?
Les hommes aux yeux brillants ne résistèrent pas plus et invitèrent l’elfe à leur table. Il les rejoint avec sa bouteille.
— Jouons quelque chose de raisonnable, allé, un sous, leur dit Liadrel.
L’assemblée approuva et il leur versa à chacun deux gorgées de rhum arrangé. Il présenta son jeu de cartes pour un contrôle anti-tricherie. Puis il distribua trois cartes à chacun. Devant cette partie de Heart Bet le nain se rapprocha de la table. L’elfe gagna la première levée mais perdit la seconde, à cinq, il pouvait se contenter de gagner une fois sur trois ! Puis, il tenta un pari pour ruiner le proche de la cave, et cela marcha. Il fit le dos ronds sur les trois levées suivantes et réengagea sur le dernier gagnant. De même, il remporta la mise. Le nain croyant avoir percé la tactique de l’elfe proposa de se joindre à la table des joueurs en engageant vingt sous. Liadrel fit semblant de tiquer.
— Peut-on admettre un joueur en cours de partie ?... Citoyens avec une cave à vingt sous, nous tutoyons autre chose que le raisonnable ! Si un seul d’entre vous renonce, je me retire…
Une fois la tablée bien embobinée, Liadrel resservit une tournée de rhum. Puis il se mit à jouer sérieusement, première cible le moins fortuné des joueurs. Malheureusement, ce dernier était trop prudent et la seule manière de le rincer au Heart bet aurait été de voler les mises par des bluffs agressifs. Liadrel savait qu’Audemar s’en chargerait et il se concentrait sur l’homme au billet de vingt livres. Il profita d’un gain pour vider la bouteille de rhum dans une tournée générale. Il la reposa ostensiblement vide sur la table.
— Allé, c’est la der !
— A mais je commençais tout juste à m’échauffer — protesta le Audemar.
— Mais la bouteille est vide, Citoyen.
— Bon, bon, bon, si je gagne le prochain pot… je paye ma tournée !
— Générale, intervint le joueur de viole ?
— Euh…
— Allé un beau geste Audemar, renchérit Liadrel.
— D’accord, consentit le nain de mauvaise grâce.
Le joueur le moins fortuné se retira après la prise d’Audemar.
— C‘est la tournée du nain, patron, cria le joueur de mandoline. Du vin de Ludeste !
A l’idée du prix du mousseux dans ce café, Audemar s’étrangla avec sa dernière gorgée de rhum. Le patron ultramarin sortit alors les bouteilles. Audemar ne pouvait pas passer pour un radin avec plus de cinquante sous devant lui sur la table. C’était là le moment de l’attaquer. Avec une main d’enfer, Liadrel lança un pari timide pour faire monter les enchères. Hélas, à ce moment, le micheton à qui il avait volé la livre d’argent voulu payer son addition. De justesse, il intervint auprès du barman :
— Patron, l’addition du citoyen est pour moi. Normal, avec ce que vous avez perdu à cette table.
Cette intervention lui sauva la mise, mais lui fit perdre le fil des pioches ouvertes. Il ne pouvait plus gagner maintenant, il allait être rincé et ce n’était pas acceptable. Le donneur était le possesseur du gros bifton. Le plus simple était de l’accusé de tricherie. Comme, il avait gagné gros, il devait déjà être suspecté par tout le monde. Pour appuyer ses dires, Liadrel prit trois cartes dans la pioche fermée et une dans la pioche ouverte. Son geste dissimulait une carte, il fit alors glisser son plus gros atout sous la table. Il retira sa bottine et avec ses orteils, il saisit la carte puis il l’approcha de la botte de sa cible. Il regarda alors le joueur de mandoline et le percussionniste frappa ses cymbales. Le donneur sursauta et Liadrel jeta la carte du pied vers Audemar. Le regard du nain fût attiré par le mouvement de l’objet clair sous sa chaise. Quand ce dernier réalisa qu’il s’agissait d’une carte à jouer, il hurla à l’encontre du donneur.
— Bougre de tricheur !... Regardez là, il glisse des cartes sous la table.
— Sacrebleu —s’écria le joueur de mandoline !
L’accusé tenta de nier, d’expliquer qu’il ne comprenait ce qui se passe. Mais rien n’y fit, tous les perdants voulurent récupérer leur pertes. Mais comment faire avec les gagnants qui n’avaient pas tricher? Liadrel proposa que l’homme dédommageât tout le monde et règleât les notes de chacun.
— Mais, je ne veux pas… je ne peux pas ! Je n’ai pas une telle somme sur moi.
Mais, la grosse main du barman se posa sur l’épaule de l’hôte suspect et Liadrel tendit une main vers la poche où se trouver le gros billet. Il le brandit et s’écria.
— Oh, le menteur ! Voyez le beau billet. Tenez patron, annulez nos notes avec ceci et remboursons les perdants avec le reste.
Ce fût chose vite faite et bien faite, et Liadrel donna en gage ses gains à Audemar, en lui assurant qu’il le rembourserait le lendemain.
Dernière édition par Delalaine le Sam 5 Mai 2018 - 0:17, édité 1 fois