Antétyr, les Héritiers.
Ils se glissèrent subrepticement entre les maisons effondrées. Hastein fut surpris par les traces d'activité humaine indéniable qu'il découvrit : des empreintes de sabots, de skis, une odeur d'animaux d'élevage... Il marcha à demi-courbé le long de ce qui avait été une ruelle étroite, tourna à gauche dans une ancienne cour de ferme et s'accroupit :
On va traverser ça en longeant cette sorte de trou là-bas, pour aller se mettre à l'abri de ce qui devait être un poulailler, chuchota-t-il à Brigaä.
Ils passaient le long du muret bordant ce qui était – à la stupéfaction du maçon – une fosse à purin, quand une voix rocailleuse les apostropha.
– Et où allez-vous donc, petits malfaiteurs, pour vous courber comme ça ?
Ils s'arrêtèrent net et tournèrent la tête. Une forte femme, vêtue d'un grand manteau de fourrure crasseuse, la tête enturbannée de chiffons d'une saleté repoussante, se tenait derrière un pan de mur qui l'avait dissimulée à leurs regards. En quatre pas, avec une vivacité que sa carrure ne laissait pas supposer, elle vint se placer face à eux.
Son visage était rougeaud, bouffi, ses dents jaunes, de travers, et ses yeux, porcins, ne les rebutèrent pas tant que l'odeur qu'elle dégageait.
– Alors ? Que faites-vous là à comploter ? insista-t-elle.
À ce moment, Kahan dressa l'oreille. La femme jeta un regard derrière elle.
– File ! murmura-t-elle au tigre.
L'animal bondit et disparut en un clin d’œil, obéissant, à la surprise d'Hastein, à l'apparition. Celle-ci les poussa brusquement tous les deux, et ils trébuchèrent sur le petit muret avant de chuter directement dans le fumier en contrebas. Le jeune homme attrapa Brigaä, lui mit une main sur la bouche pour la faire taire et se plaqua contre le mur.
Trois spectres se traînèrent devant la harpie. Leurs guenilles pendaient jusqu'au sol et ils tournaient la tête de droite et de gauche, suspicieux. Ce qui restait de leur nez, un orifice, se serait froncé s'ils avaient encore eu des narines.
– Gudrun, exhala l'un d'eux, qui tenait dans les restes osseux de sa main gauche une faux rouillée montée sur un moignon de manche,
n'as-tu pas vu des intrus ? Ils y en a qui essaient de rentrer dans le village, là-bas, mais peut-être, avons-nous pensé, peut-être, après le début de l'attaque, d'autres ont-ils tenté de contourner nos défenses...
– Et qu'en saurais-je, maudit fantôme ? C'est vous les gardiens de mon village ! Je ne suis qu'une fermière, à m'occuper de mes vaches ! J'ai déjà bien assez de travail à les garder à l'étable, pour ne pas en plus avoir l’œil sur le reste !
– Tu n'as pas répondu, femme, intervint un autre mort-vivant. As-tu vu des envahisseurs ?
– Oui ! Je les ai jetés dans le fumier !
Elle partit d'un rire énorme et insultant. Les sentinelles se renfrognèrent.
– Nous sommes sérieux, souffla celui qui avait parlé en premier. Si tu les vois, appelle-nous.
Ils glissèrent dans la ruelle qu'avaient quittée les Héritiers auparavant et disparurent.
– Venez, chuchota Gudrun.
Hastein se releva, posa Brigaä hors de la fosse peu profonde, grimaça sur l'aspect de ses vêtements et se hissa à côté de la fillette. Kahan, surgi de nulle part, les rejoignit silencieusement.La femme leur fit signe de la suivre et les emmena, dans le lacis des rues effondrées, jusqu'à une bâtisse au bord de s'écrouler, semblait-il. Elle ouvrit une large porte qui était celle d'une étable et les fit entrer dans une vaste pièce qui occupait en fait tout l'espace intérieur.
C'était tout à la fois le lieu où le bétail s'abritait durant l'hiver, où le foin et la paille étaient stockés et la demeure de leur hôte. Une dizaine de vaches, alignées le long du mur gauche, battaient de la queue et mangeaient à leur râtelier. La mezzanine au-dessus regorgeait de fourrage. Contre le mur du fond, une cheminée lançait des lueurs chaudes sur une table sale, des chaises misérables, un buffet grossier et un lit clos fermé.
– Vous habitez ici, comme les bêtes ? s'étonna Brigaä.
– Oui, petite. Rien de tel pour ne pas avoir froid. Elles et moi, je veux dire, répondit Gudrund qui enleva son manteau et le semblant de bonnet qu'elle avait sur la tête.
Ses cheveux n'étaient pas plus propres que le reste de sa personne, au point que Hastein ne put en définir la couleur.
– Asseyez-vous, intima la femme.
Elle s'installa aussi et les dévisagea.
– J'attends les questions que vous vous posez, enchaîna-t-elle en posant ses mains noires, aux ongles griffus, sur le bois raviné de la table.
– Qui êtes-vous ? commença le jeune homme.
– La dernière habitante de ce fichu village, dit-elle. Et la seule vivante qui ait vraiment compris ce qu'il renferme en son centre.
– C'est à dire ? questionna Hastein.
– Le sanctuaire du maudit, jeune homme, comme si vous ne le saviez pas. Rappelez votre fauve, il rend mes bêtes nerveuses.
Hastein obéit et réfléchit.
– Vous savez que la grosse maison en bon état au milieu du village est un sanctuaire ? Comment ?
– Ma mère me l'a dit. Elle même le tenait de ses parents, et ainsi de suite. Quand est arrivé dans ce village, qui à l'origine était exactement comme les autres, un homme épuisé et terriblement nerveux, de peur et d'angoisse, il a été recueilli. Une de mes ancêtres l'a soigné et a remarqué qu'il portait un pendentif particulièrement étrange. Un objet palpitant d'énergie, qu'il protégeait des regards et auquel il portait convulsivement la main si l'on entrait simplement dans la pièce où il se trouvait. Plus tard, quand il a pris l'ascendant sur le responsable du village et ordonné de construire le gros bâtiment que vous connaissez, et que le récit de la bataille des Maîtres-fondateurs a circulé,
Tous ont compris qui était cet homme. Et quasiment tous ont été acquis à sa cause : défendre et protéger la relique. Seuls quelques-uns ont refusé. Ils en sont tous morts, sauf ceux qui ont dissimulé leurs pensées, et c'est ainsi que le secret est resté dans ma famille. Les vivants, du fait que plus personne du village n'allait se mêler au reste du pays, ont diminué. Il y a ceux qui se sont mariés entre eux, et il y a eu rapidement une proportion d'enfants mort-nés, mal formés, peu viables ou amoindris qui sont apparus. Puis ceux qui sont morts sont devenus les gardiens fantômes, et je suis la dernière à avoir du sang dans les veines. Tous les autres ont trépassé.
– Et qu'attendez-vous, seule au milieu de ces spectres ?
– Les Héritiers. La prophétie est claire : ils doivent venir chercher la relique avant que celui du maudit ne la trouve. Ce qu'il n'a pas fait jusqu'à présent.
– Alors que c'est sur son territoire, fit remarquer Hastein. Le territoire où il a levé ses troupes pour assaillir le sud.
– Cela, je n'en sais rien. Je n'ai jamais eu aucune nouvelle de l'extérieur depuis ma naissance. Je n'ai parlé qu'à mes parents, et aux gardiens d'ici, qui n'ont pas une conversation des plus variées, soit dit en passant.
– Je ne comprends pas bien. Vous attendez les Héritiers, comme si c'était une mission qui vous a été confiée. Mais tout à l'heure, même si vous nous avez poussé dans le fumier, vous avez dit aux fantômes où nous étions. Nous aidez-vous ou jouez-vous un double jeu ? enchaîna Hastein.
– Vous ne savez rien de ces esprits. Ils détestent les mauvaises odeurs, aussi bizarre que ça puisse paraître. Je vous ai non seulement cachés, mais aussi j'ai noyé votre trace dans le purin. Et puis, ils décèlent le mensonge. On ne peut pas leur dire autre chose que la vérité, sinon, ils le savent. Pourquoi croyez-vous que je vive dans un taudis pareil ? Par plaisir ?
La femme s'échauffa.
– Tant d'années à devenir crasseuse, à ne rien nettoyer, à laisser les vaches empuantir ce lieu, pour que ces monstres ne veuillent plus y entrer... Tant d'années à espérer la venue de ceux qui me délivreront de cette tâche insensée que mes parents m'ont imposée. Vous voulez que je vous dise ? J'ai là, quelque part dans une boite, quelques morceaux de savon que j'ai précieusement gardé, comme si c'était aussi sacré que cette fichue relique, pour le jour où je n'aurai plus besoin de vivre ici. Et je la prendrai cette boite, et j'irai au bord d'une petite rivière, au printemps, et je me débarrasserai de cet épouvantable costume de saleté dans lequel je vis. Mon rêve ultime, c'est celui-là : redevenir propre...
Hastein ne dit rien, partagé entre l'envie de croire ce que cette malheureuse lui racontait et la méfiance qu'elle lui inspirait. Était-elle folle, à force de solitude ? Ou simplement ravie de pouvoir enfin tenir une conversation après des années à tourner en rond, seule et abandonnée au milieu de damnés ? C'est Brigaä qui le tira de ce dilemme.
– Pauvre dame, dit la fillette. Même si je ne comprends pas bien en quoi se laver, c'est si bien.
À son corps défendant, le jeune homme sourit. L'enfant renâclait toujours quand il s'était agi de se nettoyer, et l'insistance d'Edwina ou la sienne seule lui avaient assuré une toilette régulière.
Il eut le sentiment soudain que cette fermière était sincère. Il décida de s'y fier.
– Je crois que votre attente est terminée, finit-il par dire. Nous sommes venus pour récupérer la relique.
– Cela, je le savais. Je suis juste... désorientée. Cette gamine, là... Elle a quelque chose qui n'est pas logique. Elle est tout à la fois innocente, et porte un grand mal en elle. Ou avec elle.
La femme réfléchit, et finit par trouver à exprimer ce qu'elle ressentait :
– Elle a avec elle un grand mal dont elle n'est pas responsable. Comme une charge, ou un poids.
– Quelqu'un nous a dit qu'elle était les yeux de l'héritier maudit. Qu'il voit par son regard.
– Alors, sourit leur hôte, ça, on pourra l'arranger plus tard. Mais revenons-en à l'essentiel. Comment comptez-vous récupérer la relique ?
– Je ne sais pas encore, soupira Hastein. On vient d'arriver et je n'ai pas encore vu de près la maison qui l'héberge.
– Et je vous déconseille d'essayer de le faire, répliqua Gudrun. Elle est gardée nuit et jour par ces non-vivants. Ils sont féroces et opiniâtres, quand il s'agit de défendre la relique.
– Certes. Mais il me faudra bien tenter de le faire. Nous sommes venus pour ça.
– Disons que j'ai une solution possible, proposa la femme. Je ne suis pas restée toutes ces années sans rien faire ; non que je veuille récupérer ce qui est caché dans ce bâtiment, mais je me suis dit que je pourrais faciliter la vie de ceux qui viendraient.
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Tout est perdu ? Tant pis. En avant !