Le cauchemar de Jacques le réveilla. Le compartiment du train était bondé et le lent défilé des rails de la gare de triage de Gothembourg lui rappelait les événements des derniers jours. L’incendie du théâtre du Nord-est, la fuite du faubourg Saint-Etienne, l’exode de la capitale et la longue marche vers Château-Guillaume l’avaient épuisé. Son cerveau réclamait une pause. Il était fatigué au point qu’il lui semblait qu’un mois s’était écoulé en ses quatre derniers jours. Il éleva cependant sa main à la lueur du jour, attristé : sa main comme au premier jour ne montrait de blessures. Ni la marche ni la guerre pas plus que son enfant tombant à terre n'avaient marqué son corps. Tout y était propre, sans rien laisser, sans rien marquer, sans que rien ne craquelle ni ne se rebelle. Tout se recouvrait et sa mémoire, il le savait, ne resterait, engloutie dans cette bruyante propreté, sans propriété. D'ailleurs, rien, depuis le premier instant, ne l'avait épargné. C'était sûrement le sceau de la malchance. Il réfléchit, presque amusé. Cinq minutes de retard à cette fichue représentation, et une vie basculée. Il se renfonça sur l'inconfortable banquette et concéda, certes une vie de sauvée. Mais à prix ?
L'enquêteur fut soulagé de descendre enfin de ce maudit wagon chargé d'effluves écœurantes. Le hall de gare grouillait de jeunes hommes en uniforme qui couraient en tout sens, retentissait des accents aigus des ultimes recommandations de leurs mères, des promesses de leurs fiancées, au milieu du cri des freins d'acier et des exhalations profondes des locomotives à vapeur. Au dehors, l'agitation n'épargnait pas la rue encombrées d'attelages hennissants et de voitures pétaradantes entre lesquelles se faufilaient de fugitives silhouettes. Sous les nuages bas, les hélice d'un nombre impressionnant de dirigeables de toutes tailles brassaient un air gris, lourd. L'appel de la guerre, pourtant campée au loin, embrasait la métropole, le pays de son souffle ardent. Jacques pesta entre ses dents, il avait bien d'autres chats à fouetter. Il traversa la rue rapidement, avec un peu de chance, il pourrait déposer ses bagages à l’hôtel de la Peres. Jacques sentit un peu plus la morsure du froid, aussi se hâta-t-il son pas. Traversant les rails du tramway, il risqua un œil dans la perspective pour voir la cathédrale gothique. Une fois de l’autre côté, il prit un instant pour l’admirer. Puis il s’engagea dans la rue Kluppert et vit immédiatement l’enseigne en bois de l’hôtel. Il en franchit le seuil un instant plus tard et s’adressa à la réceptionniste.
— Je suis monsieur Deville, c’est le commissaire Petitdemange qui m’envoie.
— Ah ! Oui, bien sûr, nous avons eu son câble, en fin de matinée. C’était un peu tard, aussi, il ne nous rester que la 413… sous les toits.
— Ça ira très bien, combien vous dois-je ?
— Oh, rien, les six premiers jours sont payés d’avance.
Nerveusement, Jacques mit sa main dans la poche de son gilet. Il pinça la montre qui s’y trouvait et se contact lui rappela pourquoi il était là. Son rêve dans le train, Léopoldine, sa fille, il trouverait les incendiaires.
Et l'enquête commençait bien loin de la capitale, quatre jours d'écoulés depuis l'incendie, et beaucoup d'indices s'étaient surement volatilisés, il y avait tant et tant de turpitudes en ces temps de guerre. Tout s'achetait, les moralités, les alibis, les coupables. Si Petitdemange l'avait dépêché dans cet hôtel minable, c'était pour le prix modique, mais surtout parce qu'il était connu comme repère des révoltés, et ils étaient en ligne de mire de la police pour cet attentat, le premier ministre avait failli y laissé la vie. Les ballerines, Léopoldine... c'était différent.