Je sais bien que tu plaisantais, Joe, mais je t'ai quand même pris au mot, parce que j'ai un fonctionnement bizarre: quand j'écris une nouvelle pour une circonstance, j'ai un mal fou à vouloir la recycler. Si la circonstance disparaît, comme ici, la nouvelle aussi...
Du coup, histoire d'en laisser une mini-trace, je la mets en spoiler, même si ça spoile rien du tout
Pour le possible débat, je suis évidemment ok avec Ekka et toi: c'est viscéral, ces affaires-là, et c'est le geste de création qui compte.
Cela étant, je trouve toujours un peu triste qu'un auteur qui n'est pas allé au bout de son oeuvre préfère disparaître avec son secret - et ça en fait, des millions de secrets perdus chaque année, dans le monde... Dans les siècles passés, on n'a pas toujours été aussi crispés sur les histoires de propriété intellectuelle. (je ne parle pas des petits gougnafiers qui copient-collent, là on n'est pas dans la littérature de toute façon). Qu'une écriture soit une affaire très personnelle, c'est certain. Mais que des idées d'histoires circulent librement et éventuellement nourrissent d'autres idées, c'est beau aussi!
La nouvelle sans avenir :
Claritas tenebrosa
La nuit avait été passionnée. De la fenêtre entrouverte s'élevait le chant hardi d'un gondolier. Dans le désordre de ses draps, Giulia s’étira gracieusement, souffla sur une de ses fines mèches brunes et aperçut le dos de son amant. Léandro était noble, jeune, sensible, et riche jusqu’à l’indécence. Comment ne pas tomber amoureuse ? Il était question d’épousailles l’été prochain. Assurément, il n’y aurait pas à Venise couple plus radieux, plus enviable.
Mais pour l’heure, elle ne distinguait de Léandro que ses omoplates, blanches et ourlées d’ombres pâles dans la lumière du matin. Il lui tournait obstinément le dos, assis sur le bord du lit. Giulia haussa les épaules.
— Qu’as-tu à rêvasser devant ce tableau ? Oublie la copie et reviens plutôt honorer le modèle !
L’invitation ne reçut pas de réponse. Il est vrai que le portrait de Giulia, posé sur la console d'acajou, tout près de la croisée, attirait l'œil. Quiconque le contemplait était d'abord séduit par la perfection de la figure féminine, avant de se laisser bercer par la lumière ondoyante qui animait la chair de mille miroitements. On eût dit que le sourire malicieux de Giulia allait d’une seconde à l’autre se muer en rire mutin.
C’était, assurément, la pièce majeure d’Angelo Sanserrino, le vieux peintre florentin exilé, celui que l’on surnommait le maître de lumière. Selon une légende tenace, à l’âge de douze ans, il avait résolument fixé le soleil un long moment, sans ciller ; loin de perdre la vue, il s’était accaparé la puissance de l’astre. Un demi-siècle plus tard, la pointe de son pinceau illuminait les toiles d’une lueur tantôt diffuse, tantôt crue, qui pénétrait les corps pour en extraire la quintessence. L’illusion semblait s’y dissoudre, au point que ses tableaux apparaissaient littéralement plus vrais que nature. Sa technique ? On la connaissait sous le nom de claritas tenebrosa, et on prenait un air entendu ; le secret était jalousement gardé. Il se disait cependant que Sanserrino n’ignorait rien des arcanes du vieil art de l'anamorphose. Et certains admirateurs, plantés devant ses toiles, se tordaient le cou pour mieux les apprécier. Ils y gagnaient un bon torticolis et des quolibets. D'autres esthètes affirmaient qu’il fallait un éclairage naturel pour prendre toute la mesure de son génie : exposés au soleil, ses tableaux, loin de se dégrader, révélaient des détails invisibles à l'œil du profane. C'était alors comme un dialogue à voix basse – des confidences que se seraient échangées la surface de la toile et la clarté du jour.
— Sanserrino a dû bien s’amouracher de toi, quand tu posais devant lui ? demanda Léandro d'une voix sourde.
— Oh, lui ! On voit que tu ne le connais pas... Austère et besogneux et racorni. Son unique maîtresse, c’est sa palette !
Le rire cristallin de Giulia emplit l’alcôve d’une joie moqueuse. Elle avança jusqu’au bord du lit à quatre pattes, à petits pas, comme un félin en chasse, posa son menton sur l’épaule de son amant et lui susurra à l’oreille, de sa voix sucrée mais soudain plus sérieuse :
— Tu sais, quand j’ai posé, ça a été long, si long... Pire qu’une messe de Pâques ! Une véritable torture. Et rien ne s’est passé comme je l’avais imaginé. Veux-tu savoir ?
Il voulut. Aussitôt la jeune femme alla se poster à côté du tableau, à demi nue, pour s’adonner à son activité favorite : raconter de manière piquante un épisode de sa précieuse existence, avec force mimiques, plus charmantes les unes que les autres. Complice, un rayon de soleil vint effleurer l'épaule nacrée de cette Vénus vénitienne.
— C’était l’hiver dernier. Jusque là, je n’avais qu’un portrait d’enfance, où on me voit toute joufflue. Je n’allais pas laisser cette image de moi, tu penses. Je prends les choses en mains. Les peintres défilent pendant des semaines. Aucun ne va. Des barbouilleurs qui prétendent restituer la moindre parcelle de ma carnation, aussi méticuleux que des bouchers affairés sur une pièce de bœuf. Ou pire encore, des néo-platoniciens empesés, graves à mourir, qui récitent leur Botticelli. Je ne veux pas finir emmurée dans une allégorie, moi ! Bref, pas un seul à la hauteur. C’est alors que se présente le fameux Sanserrino, flanqué d’un assistant pâlot et ahuri, qui se trouve être son fils. Les deux viennent au petit matin, chaque jour, parce que le maître prétend ne pouvoir travailler qu’à la première clarté. Sanserrino le vieux exécute les esquisses, Sanserrino le jeune m’observe bouche ouverte. Le quatrième jour, au moment du départ, le benêt dépose une lettre sur le guéridon. Un mot d’amour, comme je le craignais. D’une maladresse ! Presque touchante, à la vérité. Le pauvret a dû passer des nuits à versicoter sa sérénade. Imagine-toi un concentré de tous les poncifs possibles : il me fait savoir que je suis son étoile rayonnante, je couvre sa vie d'un voile étincelant, et si je le repousse il retournera aux ténèbres. Et ainsi de suite. Bien sûr le lendemain je rends au fâcheux sa pitoyable poésie et je l’éconduis d’un sarcasme plus charitable que méchant. Autant ne pas lui laisser de faux espoirs. Le père est là , entend tout et ne dit rien. Mon soupirant, lui, s’enfuit et ne trouve rien de mieux à faire que de se jeter dans le Grand Canal. On repêche son cadavre au fond de la lagune, tout enflé. C’est bien triste. Mais qu’y puis-je ? Je me dis que c’en est fini du tableau, et ça m’afflige tout autant. Erreur : les artistes sont des gens surprenants, tu vas voir à quel point. Le vieux Sanserrino disparaît le temps de mettre en terre son fils, et le voilà qui se présente sur mon seuil à l’aube suivante, comme si de rien n’était. Pas un mot aimable, un regard dur, mais ni plus ni moins que les jours précédents. C’est ainsi qu’il œuvre toujours, dans la solitude farouche de son art. Moi-même je préfère me taire. Après tout, que dire ? Je suis bien mal placée pour atténuer sa peine – si toutefois il en éprouve. Alors il se met à peindre, et moi à poser, pendant une éternité – c’est épuisant de sourire continuellement, crois-moi. Le bout de ses doigts, parfois, tremble légèrement. Son geste n’en reste pas moins sûr. Et sa réputation n’est pas usurpée : il néglige les coloris et n’a d’yeux que pour les jeux d’ombre et de clarté. Jour après jour, je le vois la modeler, cette clarté, tour à tour diaphane et compacte, avec des instruments improbables: brosses effilées, lames translucides, chiffons très odorants. On dirait un sculpteur de blancheur. Oui, il la découpe sur la toile, l'étire, la tourbillonne et l’asservit pour ma seule gloire. Mon visage, il n'en dessine pas les contours, il le fait émerger peu à peu d’un labyrinthe de lumière. Le portrait achevé, je lui tends une bourse bien dodue, comme convenu. Il la refuse. J'insiste. Et là, tu sais ce qu’il me dit ? « Vous ne me devez rien : nous sommes quittes ». As-tu entendu quelque chose de plus bizarre ? Et voilà ! ajouta-t-elle en ouvrant les bras d’un geste théâtral – découvrant par la même occasion sa poitrine délicate. Maintenant tu connais toute l’histoire : un peintre solitaire, un amoureux tragique et une Giulia qui garde ses sous !
Elle pensait que Léandro allait l’enlacer sans plus attendre, mais lui détourna le regard pour fixer de nouveau le portrait, la mine sombre.
— Dis donc, jeune effronté, tu as de la chance que je ne sois pas d’humeur boudeuse ! On pourrait croire que tu préfères le tableau à ma personne, sais-tu ?
Au même instant, une pensée absurde traversa son esprit : et si c’était vraiment le cas ? Et si le petit chef d'œuvre était devenu l'unique dépositaire de sa splendeur, la reléguant, elle, au rang d'imitation médiocre, ou de simulacre ? Un simple artefact pourrait-il lui faire de l'ombre ? Elle se tourna à son tour, plissa les yeux, l’examina avec une attention extrême. Ce qu’elle vit d’abord, comme à chaque fois qu’elle s’arrêtait devant, c’est le reflet très exact de sa beauté, un hommage inouï rendu à sa personne. Et que cet hommage provînt d’un homme qui venait de perdre son fils, par sa faute à elle, la troublait de plaisante façon. A quoi s'ajoutait, ce matin-là, une lumière douce à travers la croisée ; une gerbe de rayons venait dorer le portrait, de biais — un de ces soleils frais et joyeux qui célèbrent les premiers jours de printemps. Cette clarté bien réelle faisait écho à celle de la peau peinte, dans un va-et-vient ininterrompu, mouvant, à la manière de marées lumineuses.
Mais en s’attardant davantage, ses yeux remarquèrent des reliefs étranges. Ici, une ligne obscure sous sa lèvre inférieure. Là, un creusement des joues. Plus haut, d'infimes lacs d'ombres s'étendaient sous les paupières. Comme si la clarté du matin, par de subtiles altérations, la métamorphosait, faisait d'elle… quoi ? C’était encore elle, et plus tout à fait elle – plus seulement elle.
Interdite, elle s’approcha encore, se colla presque à la toile pour scruter ces changements. Elle y distinguait maintenant… une sorte de... elle ne savait pas… les traits d'un visage ?… Un autre, qui se superposait. Oui, la lumière oblique esquissait une figure au sein de la sienne… Comme une excroissance monstrueuse...
Giulia fit un bond en arrière, tout contre le lit.
Plus de doute : un visage nouveau, vu de trois quarts, constitué d'ombres insidieuses, se lovait dans son portrait. Et tout à coup elle reconnut ce parasite, cet air souffreteux — le jeune Sanserrino, le noyé ! Ces deux figures se mêlaient affreusement, la belle et la morte, l’inhumaine et la victime ; elles se mariaient, inextricables, comme deux sœurs siamoises aux faciès grimaçants. Giulia aurait beau dérober le portrait à la lumière du matin, elle n’en garderait pas moins le souvenir de ce que le soleil cruel venait de montrer. Et désormais elle ne verrait plus dans son sourire espiègle qu'un rictus de criminelle repue.
— Le vieux fou, avec ses satanées brosses ! Ah c’est comme ça qu’il croit avoir vengé son fils ?
Elle avait parlé à voix haute, suffoquée par l’indignation – et peut-être plus encore par la révélation de ce qu’elle était réellement. Sa main voulut se raccrocher à une épaule amie et étreignit le vide.
Léandro s’était éclipsé sans bruit. Plus jamais elle ne le revit.
*
La belle Giulia pleura beaucoup la perte de son amour et l’oublia la saison suivante. Elle sut se consoler, cueillit des amants dans le vaste bouquet de ses admirateurs. On la vit danser, on entendit son rire de nouveau résonner au fond des palais.
Mais un voile de tristesse et de gravité venait ternir sa jeunesse, le temps d’une rêverie, ou lorsqu’elle se savait seule. Et où qu’elle allât, elle ne se séparait plus du petit tableau, qu’elle portait étrangement sous son bras, enveloppé dans une broderie de soie – même au balcon de sa loge de la Fenice. Elle y gagna le surnom de la femme au tableau caché. Une excentricité qui finit par lasser la bonne société : on lui souriait, et on se détournait d’elle.
Aujourd’hui, Giulia n’est guère jeune, et guère joyeuse. Certains racontent qu’elle est partie loin de la Sérénissime, d’autres qu’elle vit recluse dans une bâtisse humide, sur l’île de San Michele. Vous la verrez peut-être, errant parmi les tombes du cimetière, sous la brume.
Quant au portrait… Qu’a-t-il encore à dire de Giulia, éclairé aux différentes heures du jour ? Les lumières de midi et du crépuscule ont-elles déterré d'autres fantômes, révélé des turpitudes que l'aurore dissimulait encore ?
Nous n’en saurons rien.
Seule Giulia sait.
Elle achève son existence avec son tableau comme dernier compagnon.
Et elle l’emportera dans la fosse.
En attendant, on l’imagine le contempler de longues heures, songeuse, résignée. Ainsi que, dit-on, certaines pénitentes gardent auprès d’elles le crâne de leur ancien amant, sinistre relique ; et le soir elles le pressent contre leur sein, émues et méditant la vanité de toutes choses.