Cette semaine, une lecture éprouvante et (hélas ! ) pour moi une déception :
Vallée du Carnage, de Romain Lucazeau. Un roman à mi-chemin entre la SF militaire et l'uchronie, avec un point de départ qui casse des briques : dans un passé (ou un futur…) indéterminé, l'antiquité n'a jamais pris fin et la superpuissance Perse est en train de conquérir le Moyen-Orient avec ses chars, ses drones et ses armes nucléaires. Seule se dresse en face la république de Carthage, prête à toutes les exactions pour arrêter le roi des rois de Persépolis. Lucazeau propose un récit choral, conté à la deuxième personne du singulier, comme si le narrateur était le chœur d'une tragédie grecque. La proposition est intrigante, l'auteur un poids lourd du space opera/SF militaire française récent, bref, ça semblait bien parti.
Sauf que ça ne marche pas. Trigger warning :
absolument tout. Le ton est donné dès les premiers chapitres : dans
Vallée du Carnage, pas de place pour la contemplation ni pour les élégantes digressions techniques. Ici, ça parle de nourrissons écrasés sous les bombes, de bombardements nucléaires et d'orgies sacrificielles. Le monde imaginé par Lucazeau est incroyablement cruel, son Moyen-Orient sous le joug des Perses est un croisement entre le front de l'Est pendant la Seconde Guerre mondiale, la bande de Gaza et un camp de concentration nazi. Les Carthaginois ? Des idolâtres sadiques qui mutilent des enfants pour en faire des supersoldats. La guerre est moche, ultraviolente et toujours crade, malgré la technologie ultra-avancée, les personnages sont pour la plupart veuls, cruels, tyranniques, névrosés ou les trois à la fois. Les rares à ne pas l'être sont impuissants et condamnés à regarder le désastre.
Vallée du Carnage promet un gigantesque et tragique jeu de massacre, dont le propos est finalement assez simple : la guerre est dans l'ADN de l'homme et il n'y aura jamais de paix, quel que soit le contexte historique.
Cela aurait pu marcher, mais la mécanique se grippe imperceptiblement. Là où Lucazeau commet à mon sens une erreur, c'est en restreignant ses personnages à un sérail très limité : à l'exception d'un seul (de loin le plus humain du livre), tous sont des hommes, soit soldats au front, soit en position de commandement. Alors oui, c'est conforme au postulat de départ. Les sociétés perses comme carthaginoises étaient très patriarcales et le contexte militaire -- car
Vallée du Carnage est avant tout un récit de guerre -- se prête d'autant plus à cette focalisation, mais le résultat est un monde très désincarné, qu'on nous décrit sans cesse comme horrible, mais cette horreur, la plupart du temps, n'est décrite qu'à travers le regard de ceux qui la perpétuent. C'est particulièrement embêtant avec les agressions sexuelles,
extrêmement nombreuses dans le livre. Un peu comme Pierre Bordage dans ses mauvais jours, Lucazeau n'arrive pas à se dépêtrer d'une description de l'agression sexuelle où celle-ci est soit esthétisée par une langue précieuse, soit dépeinte comme l'apanage des
mauvais hommes, pas assez virils, moches et décadents. On perçoit même souvent une volonté de choquer assez agaçante, où l'auteur semble nous dire "oh oui regardez comme je décris les horreurs de la guerre."
Alors certes, le narrateur à la seconde personne se moque et condamne sans cesse les personnages -- c'est d'ailleurs ce qui rend
Vallée du Carnage un tant soit peu supportable -- mais on retombe dans un vieux problème : si je décris avec moult détails un crime de guerre atroce dans un but ironique ou cynique…je décris toujours un crime de guerre atroce. L'empilement des horreurs dans
Vallée du Carnage finit par tomber à plat à cause de son volume même. Cela n'arrête jamais. On ne se défait jamais de cette mélasse de sang, d'os et de sexe, qui finit par en devenir un simple élément de décor. Peut-être que c'est ça la banalité du mal, mais in fine, le lecteur en vient à demander grâce. Sans rien de beau ou d'émouvant auquel se raccrocher, on finit par se demander à quoi bon.
(J'allais parler des personnages non-masculins, mais ça serait court : il n'y en a que deux à être nommés, l'une ne sert qu'à asséner au lecteur un bon coup de
shock value avec sa mort ainsi qu'une révélation sur ses activités, tandis que l'autre est l'objet d'une approche très bizarre de la non-binarité, vue comme un genre "inférieur" assigné à une femme ayant perdu sa fertilité. Encore une fois, c'est le narrateur qui pense ça et non l'auteur, mais ça laisse un goût assez amer quand c'est le seul personnage queer de tout le roman.)
Pourtant,
Vallée du Carnage est très bien écrit, traversé d'images absolument saisissantes (comme les "monolithes" que les Perses utilisent pour la guerre électronique), et bourré de références à la fois culturelles et historiques qui auraient dû me ravir -- et Lucazeau maîtrise très certainement son sujet, en témoigne sa capacité à correctement identifier le fait que le zoroastrianisme de l'époque est une religion monothéiste et non dualiste comme on le croit souvent à tort. Le jeu des références pourrait être plaisant, et de fait forme la partie la plus intéressante du roman, mais là, l'effet de réel que tente Lucazeau se fait à son désavantage, car les parallèles avec le Moyen-Orient actuel se font
trop facilement. Deux superpuissances qui s'affrontent pour une ville en Iraq par avions, frappes chimiques et enfants-soldats interposés, j'ai déjà vu cela : ça s'appelle la guerre Iran-Iraq de 1978-1988, et aucun roman de SF ne réussira à capturer la réalité tragique de ce conflit. C'est peut-être là que se trouve le noeud de mon problème avec le livre. C'est très bien de vouloir écrire une histoire sur les horreurs et la déshumanisation de la guerre, mais le faire
exactement à l'endroit où a lieu la plus violente et inhumaine des guerres conventionnelles modernes...je ne sais pas. Peut-être que je suis un bien-pensant, mais ça me laisse une impression très désagréable. On pourra quand même lui accorder un très bon point : à aucun moment Lucazeau ne tombe dans le piège de glorifier la guerre. Cette dernière, y compris dans ses aspects les plus technologiques, reste moche et dégueulasse.
En fait, Lucazeau parle (évidemment) d'abord et avant tout de notre époque : sa Perse est en réalité assez éloignée de la Perse réelle (voir l'empire perse comme une force totalitaire et génocidaire est à mon avis un contresens total, eu égard à leur manière historique de régner). Son roi Perse ressemble à Saddam Hussein, Carthage à l'OTAN, les Arméniens aux combattants kurdes. Certains des motifs techniques qu'il utilise reflètent des obsessions tout à fait modernes et tout à fait françaises : la valorisation de l'audace, de l'allant, du coup d'éclat technologique, des opérations spéciales héroïques au détriment d'un adversaire (perse) vu comme pesant, lourd et facilement démoralisé. C'est là qu'on se rappelle que Romain Lucazeau a fait partie de la
Red Team, l'équipe d'auteurs de SF chargée d'élaborer des scénarii pour le ministère de la Défense. Cela se voit. On a parfois (en plus de tout le reste !) l'impression d'assister à une démonstration du Professeur Lucazeau sur la Vérité de la Guerre du Futur.
Malgré tout, je ne peux pas dire que la lecture soit déplaisante.
Vallée du Carnage reste un thriller qu'on a du mal à lâcher, tant les péripéties s'accumulent dans une escalade tragique (au sens grec du terme), mais il ne se montre à la hauteur ni de son postulat de départ (c'est une uchronie passable), ni de sa portée métaphorique (
la guerre est terrible et consubstantielle à l'humanité est une conclusion un peu légère pour un tel appareillage de références et de décors). Bien que solide littérairement, il se perd dans un travers très ancien de la SF française "à la papa" : une esthétisation de la violence et du sexe non consenti faussement subversive, qui finit par ne plus rien dire à force d'accumulation. Décidément, la SF militaire française a bien du mal à se défaire de ses vieilles lanternes…
Tout ça pour ça.